Oser les larmes

Publié le par Méli

Le dimanche c'est écriture ~

Donc une petite nouvelle, pour mes gentils lecteurs !

 

Oser les larmes

 

 

Je ne pleure pas. On pleure quand on a mal.

 

Une fois de plus, je regarde l'enveloppe, posée sur la table. Elle est affranchie, fermée, prête à partir. La couleur vive du timbre donne envie de détourner le regard, comme si Marianne allait me fusiller de ses beaux yeux, pour m'empêcher de me défiler. J'ai écrit l'adresse en prenant soin de m'appliquer, dessinant de jolies courbes, de manière à être sûre qu'on ne puisse se tromper sur la destination que la lettre doit prendre.

Laquelle est-ce? Ce n'est pas la première, ni la deuxième. Ni la troisième. Peut-être est-elle ma vingtième tentative. Ou plus, je ne saurais dire. Encore une fois, je me suis appliquée. J'ai veillé à ne faire ni fautes d'orthographe, ni fautes de style ou de grammaire. J'ai fait attention à ce que chaque mot, chaque caractère soit lisible. Une véritable oeuvre calligraphique.

 

Ma main s'avance d'elle même vers la blancheur de l'enveloppe. Mon coeur bat à tout rompre, à m'en briser les os et à m'écraser les muscles qui l'entourent. Je sens à peine le papier sous mes doigts. Il n'y a plus grand effort à faire. Le plus dur est déjà fait. Qui est également le plus simple. Coucher ses idées, ses inquiétudes, ses reproches sur le papier, c'est éprouvant mais facile. En prendre la responsabilité est une toute autre épreuve. Mais je sais que tant que cette lettre n'aura pas retrouvé son destinataire, rien n'ira mieux. Non, rien n'ira mieux.

Il est difficile de prévoir à l'avance sa réaction. Je préfère ne pas savoir, mais je ne peux pas m'empêcher d'y penser. Se passera-t-il ce que j'attends depuis si longtemps? Comprendra-t-il? Mes mots le toucheront-il? Ou bien mettra-t-il cette lettre dans les flammes, pour la regarder se consumer, serrant les dents de rage et d'indignation?

J'ai peur. Peur de ce qu'il peut penser maintenant, et de ce qu'il pensera après. Peur d'empirer une situation déjà délicate. Peur de détruire le peu qu'il me reste.

 

Déjà mes doigts serrent le papier, manquant de le déchirer. Non! Non, je ne reviendrai pas en arrière, pas une fois de plus. Je la posterai, il la lira. Quelles que seront les conséquences, ce doit être fait. Ne serait-ce que pour ce qu'il sache ce que je ressens. J'en ai besoin, et pourtant, je n'ai jamais pu le lui dire, le lui avouer. Il doit savoir. Savoir que plus le temps passe, plus je ne pense qu'à lui. Plus cette situation m'insupporte. Qu'il sache, même si pour cela, je dois le perdre.

 

Je ne pleure pas. On pleure quand on a mal.

 

Ma veste n'a jamais autant pesé sur mes épaules. Mais le ciel est grisâtre et la pluie menace de s'abattre à tout moment. Mais, plus lourd encore est le papier que je m'apprête à mener au travers des gouttes qui ne sauraient tarder.

Je ne pense pas avoir déjà mis si longtemps à enfiler une paire de chaussures. Comme si mon corps tout entier avait décidé de ralentir, comme s'il contribuait à ma faiblesse et à ma couardise, pour venir à bout du peu de courage que j'ai su manifester. J'ai envie de me dire que ma volonté est inébranlable. Je sais pourtant que c'est loin d'être le cas, et que ma volonté, au fur et à mesure que mes pas avanceront, s'effritera pour s'envoler en une poudre fine. M'abandonnera-t-elle avant que je ne poste ces mots?

La boite aux lettres, de ce jaune criard qu'on ne peut ignorer, se dresse déjà devant moi. Pourquoi est-elle si proche de chez moi? Déjà l'envie de faire demi-tour me prend et je lutte avec moi-même, ma volonté et mon courage contre ma peur et ma faiblesse, et finis par m'arrêter un instant, au moment même où la pluie commence à sévir. Ma veste pèse davantage et je ne songe plus à protéger le papier, qui s'humidifie quelque peu. Je reprends finalement ma route, mais ma démarche est plus lourde, et mes pas sont davantage lents que lorsque j'ai quitté mon appartement.

 

J'en oublie presque pourquoi j'ai écrit cette lettre. Je me demande si ça vaut vraiment le coup, si j'ai vraiment envie de la poster. Si elle arrangera les choses. Je me rends compte que ce que mes mots sont ridicules et qu'il ne pourra qu'en rire. Mon courage s'envole, mais a-t-il jamais été présent? Je savais dès le départ que je n'oserais pas. Même l'idée de gâcher un timbre ne me fait rien... Je ne peux pas l'envoyer. Non, il ne faut pas. Ce serait stupide. Complètement stupide, il faut bien se l'avouer. Non, décidément, définitivement non, je ne peux pas.

Mes talons se tournent, mais je n'avance pas. Je suis à quelques mètres de la boite jaune, trois pas et un mouvement du bras et elle partira, cette fichue lettre. Pourtant, je ne me sens pas capable de les faire. Mon visage est trempé par la pluie, mes cheveux sont pourtant très peu humides.

 

Je ne pleure pas. On pleure quand on a mal.

 

Le regard des passants est pesant. Une jeune femme, debout au milieu de la rue, tournant ostensiblement le dos à une boite postale, ça a quelque chose d'incongru. Certains vont se réfugier sous des porches et, depuis leur abri, ils m'observent avec des yeux curieux. Comme si j'étais un animal de zoo, une bête rare qu'on ne voyait pas tous les jours.

La pluie s'est faite plus violente, d'un coup, et cette fois, je sens mes cheveux s'aplatir sur mon crâne et goutter sur mes épaules. L'eau coule le long de mon bras ; je le lève, mes yeux se posent sur l'enveloppe. L'encre a bavé. L'adresse est devenue illisible. Il n'en faut pas plus pour mettre fin à mon dilemme. Je ne peux pas poster cette lettre.

Alors que la culpabilité s'ajoute dans ma poitrine au reste de mes sentiments, je reprends la route de mon appartement, bien plus rapidement que je n'étais venue jusqu'ici. Je me sens pitoyable, d'avoir encore échoué à poster une simple et ridicule petite lettre.

 

Je ferme la porte derrière moi, ôte ma veste, mes chaussures. Je suis trempée. Mais qu'importe... J'ouvre l'enveloppe, en sort les quelques feuilles à l'intérieur, et, de rage envers moi-même, je jette tout dans la poubelle. Et je vais directement dans ma chambre et me laisse tomber sur le lit. J'ai échoué. Encore, encore, et encore. J'ai échoué, et mes sentiments me tortureront encore, jusqu'à ce que je trouve le courage de le faire. Peut-être jamais.

 

Je ne pleure pas. On pleure quand on a mal.

 

Je pleure.

 

J'ai mal.

 

La porte de l'appartement s'ouvre. Une silhouette entre dans l'appartement, prenant bien soin de fermer à clef derrière soi. Sa carrure est celle d'un homme. Il ôte ses chaussures, son manteau, appelle, sans obtenir de réponse. Il fronce les sourcils, cherche sa moitié et la trouve endormie sur le lit. Dans un sourire attendri, il la borde, avant de retourner dans la cuisine, pour préparer le dîner.

Ses yeux sont attirés par la poubelle, de laquelle dépasse un feuillet à l'écriture ronde et appliquée, un peu étroite et torturée. Les quelques mots qu'il peut voir lui arrachent une grimace, jusqu'à ce qu'il repose son attention sur la casserole qui est sur le feu. Elle y arrivera, un jour. Elle lui enverra ces quelques mots.

 

Mon cher père...

 

Publié dans Écriture

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P
<br /> J'adoore! Continue!<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Bien écrit. Tu as repris le blog a une cadence record!! )<br /> <br /> <br />
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E
<br /> Je pleure presque à chacune de tes histoires. Elles sont super bien écrites.<br /> <br /> <br />
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